Bibliothèque et patrimoine sonore – la perspective de l’Ircam
Michel Fingerhut
2e Colloque colombo-français des Bibliothèques – « bibliothèques et patrimoine musical »
17a Feria internacional del libro de Bogotá
Corferias, Colombie
29-30 avril 2004

L’Ircam occupe une place singulière dans le panorama des bibliothèques et du patrimoine musical français. Après avoir brièvement brossé l’état de ce champ, on décrira deux réalisations de l’institut, l’une concernant son patrimoine musical propre (musiques savantes), et l’autre concernant le patrimoine ethnographique sonore français (enquêtes ethnologiques, contes et chants régionaux, musiques..).

Une cartographie des fonds musicaux en France

Au terme d’une quinzaine années de travail, la branche française de l’AIBM1 vient de publier un répertoire national des bibliothèques musicales2, recensant près de 1400 institutions en France métropolitaine, en y faisant ressortir les disparités régionales et structurelles3.

En bref, cette étude fait ressortir le cloisonnement entre bibliothèques de partitions et discothèques publiques, la séparation des genres entre musiques « classique » et « actuelle », elles-mêmes distinctes des musiques traditionnelles, et enfin la variété des structures (bibliothèques publiques, de recherche, d’établissements d’enseignements, spécialisées... ; d’état, de collectivité locale, privée). On peut rajouter à ces lignes de fracture des distinctions entre le musical et le sonore, entre la partition et la performance (audio, vidéo), entre l’édité et l’archive… qui causent souvent une séparation physique entre des documents qui se rapportent, intellectuellement, à un même sujet.

Ces disparités, pour des raisons historiques reflétant sans doute le caractère national français, ne sont pas près de disparaître. Elles ne facilitent bien évidemment pas l’accès à ces fonds, et la réalisation de cet ouvrage de cartographie est une étape importante dans l’identification de ces fonds, mais non pas dans leur mise à disposition.

Il est illusoire de croie que l’on peut transformer en un coup de baguette magique ce type de fonctionnement, qui a aussi de bonnes raisons d’exister. Par contre, le numérique et les réseaux permettent déjà de transcender relativement rapidement ces frontières, en fournissant des modes d’organisation plus flexibles parce que virtuelles, de ces fonds. En cela, ces technologies contribuent à la connaissance de soi et des autres, enjeu social de première importance.

La singularité de l’Ircam

L’Ircam occupe une place singulière dans le panorama que l’on vient de dresser : place singulière par la réunion de deux rôles, celui de producteur de contenus musicaux, et celui de pôle de compétence sur les techniques de conservation, de diffusion et de valorisation – tous sous forme numérique – de fonds musicaux et, plus généralement, sonores. Place singulière aussi de sa Médiathèque, par sa vision transversale des supports de la musique (partitions et enregistrements) et des genres. Cette originalité s’explique par l’histoire de l’institut et par ses activités actuelles.

Créé dans les années 70 par le compositeur Pierre Boulez, l’Ircam4 est une association à but non lucratif et un département associé au Centre national d’art et de culture Georges Pompidou à Paris. On y mène de façon simultanée et coordonnée des activités de recherche techno-scientifique, de pédagogie, de création et de production musicales. Ces activités sont autant consommatrices que productrices de contenus documentaires musicaux, scientifiques et technologiques : ainsi, le département de recherche et développement publie des articles scientifiques et des livres ; des œuvres musicales sont composées à l’Ircam par des étudiants du cursus de composition ou par des compositeurs confirmés (ce qui produit des partitions) et sont ensuite exécutées en concert avec d’autres œuvres du répertoire contemporain (ce qui produit des archives sonores, se rajoutant à celles de débats et conférences sur les sujets propres à l’Ircam).

Jusqu’en 1995, l’institut possédait une bibliothèque de recherche essentiellement composée de monographies, périodiques et partitions musicales, fonds commun à l’Ircam et au CID-RM5 du CNRS. Ce fonds, consacré principalement à la musique dite savante d’après 1945 et aux domaines connexes, scientifiques, technologiques, sociologiques ou philosophiques, était orienté vers les chercheurs et les étudiants de l’organisme ou associés à ses activités.

En 1995, l’Ircam décide d’ouvrir aux publics visés par l’Ircam – professionnel et amateur, national et international – son fonds documentaire, constitué essentiellement par la réunion de sa bibliothèque, d’une part, et de ses archives sonores, d’autre part, fonds complété par une collection de films documentaires, en un lieu unique (mais aussi accessible à distance). Ce projet, conçu dans une volonté d’utiliser le numérique pour allier conservation patrimoniale systématique et diffusion, a ouvert au public en 1996.

En 2002, l’Ircam crée un studio hypermédia, laboratoire d’expérimentation qui étudie et élabore des maquettes d’outils destinés à faciliter la présentation analytique d’œuvres musicales individuelles et leur appropriation personnelle par leurs auditeurs6. En 2004, la Médiathèque (entre temps redevenue bibliothèque de recherche à accès par accréditation) et le studio hypermédia réalisent, à la demande du Ministère de la culture et de la communication, un dispositif permettant de réunir, indexer, utiliser et diffuser numériquement des collections importantes (en volume : des milliers d’heures) de documents ethnographiques sonores provenant d’organismes tels que le Musée des arts et traditions populaires, le Musée de l’homme ou la Maison méditerranéenne des sciences de l’homme.

L’Ircam face à son patrimoine musical

Le dispositif mis en place en 1995-19967 vise à éviter une vision fragmentée du fonds documentaire, qui comprend, outre les ouvrages sur support physique, un fonds numérique constitué de quelque 1000 heures de musique enregistrée, près de 200 heures de films documentaires, de textes, de bases de données documentaires, etc. Il aborde frontalement la « problématique unimédia » de fédération des contenus du point de vue de la mise à disposition pour les publics d’un accès commun aux contenus physiques et numériques favorisant proximité physique et juxtaposition électronique. Cette approche a des implications qui se déclinent dans toutes les dimensions du projet :

1.      Salle de lecture regroupant documents physiques et accès aux documents électroniques : ainsi, il est possible, par exemple, de lire une partition d’œuvre en écoutant un des enregistrements de cette oeuvre, qu’ils soient tirés des archives sonores ou d’un disque du commerce.

2.      Poste de consultation universel8 : les technologies – disponibles de façon banale et réutilisable depuis le début des années 90 – ont essentiellement résolu le problème d’acheminement du texte, de l’image et du son vers le lecteur et lui permettre d’interagir avec les contenus, localement à l’aide d’un navigateur simplifié et bridé9, ou librement depuis l’internet (sous réserve de respect des droits). La spécialisation de postes, la question de leur placement dans les salles de lecture ne sont plus d’ordre technique, mais essentiellement liées à la politique de l’établissement.

3.      Accès commun aux fonds physiques et électroniques via un catalogue (bibliothéconomique) central complété par des bases spécialisées sur un poste de consultation et une interface banalisés utilisant les technologies du Web (formulaires traditionnels, recherches par plan de classement et autres classifications sur listes déroulantes, accès aux étagères par interface de réalité virtuelle…).

4.      Rapprochement de contenus (par exemple : archives sonores d’un concert et ses notes de programme) à l’aide de liens hypertextuels automatiques ou manuels entre les diverses métadonnées et entre celles-ci et les documents numérisés (voir image ci-dessus), créant ainsi des réseaux sémantiques offrant des parcours aux lecteurs.

5.      Dématérialisation des supports là où c’était possible techniquement et juridiquement (pas pour les partitions) ou nécessaire (notamment pour les archives Ircam, pour éviter leur manipulation par le public), en présentant une métaphore intuitive et familière pour l’accès au document dématérialisé (lecteur de CD, magnétoscope).

6.      Utilisation de standards là où ils existaient ou pouvaient être utilisés :

a.       HTML pour l’interface et l’accès.

b.      Z39.50 pour les accès collaboratifs.

c.       Unimarc pour les notices bibliographiques, en utilisant le champ 856 pour les liens vers les documents numérisés10.

d.      MPEG (1 layer 2) pour les archives sonores, Windows Media pour la vidéo.

7.      Réutilisation de bases de données existantes pour éviter des migrations trop coûteuses.

Avec l’évolution des technologies dans le domaine de la mise en réseau de contenus numériques, des adaptations sont graduellement introduites dans cette infrastructure, afin de permettre un meilleur partage de métadonnées entre bases hétérogènes et de nouveaux outils de valorisation.

La France face à son patrimoine ethnomusicologique

L’État, par l’intermédiaire des actions menées par le Ministère de la Culture et de la Communication a inscrit, depuis 1999, dans le cadre du Plan national de numérisation (lui-même débuté en 1996), les archives sonores dans ses appels à projets. Près de 3000 heures de documents sonores (enquêtes ethnologiques, contes et chants régionaux, musiques...) ont ainsi été numérisés depuis 199911.

Le dispositif réalisé en 2004 par l’Ircam à la demande du Ministère propose l'accès à plusieurs centaines de documents ethnographiques sonores provenant d’une partie de ces fonds numérisés, et accompagnés de leur description, et le cas échéant de documentation complémentaire. Le regroupement des documents est hiérarchique:

-         au premier niveau, les organismes détenteurs des fonds ;

-         ensuite, les fonds ou corpus

-         puis les collections ou enquêtes

-         enfin, les éléments ou documents sonores eux-mêmes.

Chaque niveau possède ses propres métadonnées descriptives. À chaque niveau peuvent être associés des ressources externes (par exemple: présentations multimédia interactives, textes d'analyses...).

Ce dispositif montre qu'il est possible de réaliser, en collaboration avec les organismes détenteurs de contenus culturels patrimoniaux numérisés ou en cours de numérisation, un système réparti qui permettrait autant la conservation et le traitement scientifique de ces documents en rapport avec leurs supports d'origine par leurs détenteurs en interne, que leur valorisation, via l'internet, à l'intention du public. Il permet à chaque organisme de préserver la spécificité de ses collections et le contrôle sur leur description et mise à disposition externe, mais aussi d’en présenter une vision transversale, et la possibilité de les explorer ainsi.

À terme, il serait intéressant que le plan de numérisation de l’État offre aux organismes des moyens de numériser les documents connexes liés à ces fonds, afin de permettre de les consulter électroniquement conjointement à l’écoute.

L’infrastructure utilisée pour cette réalisation est basée sur le logiciel libre XToGen12, générateur d’applications SDX13, lui-même environnement de publication de documents XML. C’est en effet le format qui a été choisi pour coder les métadonnées, modélisées en Dublin Core14 qualifié avec quelques extensions ad hoc. L’une des évolutions en cours de ce dispositif est une extension multi-site (permettant à chaque organisme de gérer indépendamment ses données et métadonnées) en utilisant le protocole OAI15.

Bibliothèque et patrimoine sonore

Le rôle de la bibliothèque – en l’occurrence celle de l’Ircam – dans la mise en place de fonds sonores patrimoniaux s’est avéré être primordial : c’est là que l’on trouve des compétences dans les domaines de la constitution de fonds, dans leur organisation, dans leur description, dans leur mise à disposition au public et dans la médiation nécessaire à l’accompagnement de ce public. Les fonds numériques, pour pouvoir être utilisés, doivent aussi être décrits (métadonnées) et organisés, avec le même professionnalisme que celui appliqué à la description de fonds physiques.

En outre, leur mise à disposition à la médiathèque – de façon intégrée aux autres fonds physiques ou non (ouvrages, partitions, bases de données…) permet d’en faire une utilisation contextualisée.

Enfin, de par son intégration dans l’Ircam, on y trouve aussi les compétences en informatique (réseaux, numérisation, systèmes d’information…) et en traitement du son (numérisation, compression…) nécessaires à la réalisation de projets de ce genre, alliant les aspects documentaires et techniques.

Conclusion

Le numérique permet-il de mieux conserver ? La réponse n’est pas simple : l’obsolescence des supports et des dispositifs (matériels, logiciels) liés à leur utilisation est très rapide, mais le numérique permet potentiellement, dès la première copie, une recopie à l’infini et des transductions (de format à format) automatisées.

Ce qui est clair, c’est que le numérique facile grandement la recherche, l’accès et l’utilisation, autant pour le chercheur individuel que le grand public, à des fonds sonores précédemment confidentiels et/ou dispersés entre établissements différents. C’est en cela aussi que le numérique contribue à la pérennité de ce type de fonds, car un fonds qui n’est pas consulté est un fonds mort. Il permet surtout de réaliser des fonds cohérents de grande richesse et transcendant les organismes, en mutualisant des collections distinctes sans avoir à les réunir physiquement

Le numérique permet aussi de le faire de façon contrôlée et dans le respect des ayants droit. C’est d’ailleurs cette condition, de l’accès contrôlé, qui a décidé ces ayants droit de permettre à l’Ircam de numériser et de mettre en ligne ses archives sonores sans qu’elles puissent être copiées par le public. Il n’est pas exagéré de dire qu’aujourd’hui le handicap principal au partage de contenus musicaux est bien plus juridique que technique.

La disponibilité numérique de fonds sonores (et pas uniquement de leurs métadonnées) permet d’offrir, tant aux chercheurs qu’au public non professionnel, des modes de recherche et d’accès « inouïs », allant de la recherche dans les contenus sonores eux-mêmes (par exemple : par mélodie ou par similarité ; par genre ou par rythme ; par caractéristiques du timbre voire d’une atmosphère…). Il commence à offrir aussi des outils informatiques aidant à classifier, indexer, organiser, résumer et naviguer dans des fonds musicaux gigantesques…

Tous ces thèmes sont étudiés notamment dans le cadre de la discipline pluridisplinaire de « music information retrieval », autour de laquelle il existe une communauté internationale regroupant chercheurs, développeurs et industriels, enseignants, bibliothécaires et documentalistes, étudiants et utilisateurs professionnels et dans laquelle l’Ircam est « solidement » investie, et fournit des ressources à son fonctionnement16.

L’expertise développée par l’Ircam dans ces domaines, au départ pour ses besoins internes, est mise en œuvre aussi en externe : participation à des projets nationaux ou internationaux concernés par le patrimoine sonore et le numérique ; offre de formations sur la numérisation et le traitement (documentaire et technique) de fonds musicaux ; conseil pour des organismes ayant des projets de ce type ; évaluation de projets pour le compte d’organismes gouvernementaux français et étrangers.

En conclusion, le numérique est bien un nouvel avatar de la bibliothèque : il ne la fera pas disparaître17, mais il élargira son champ d’action. En ce qui concerne le patrimoine musical, il lui permettra d’être mieux identifié, conservé et diffusé. Aujourd’hui, il ne suffit plus de mutualiser les catalogues, mais il s’agit de partager les contenus musicaux eux-mêmes. Encore faut-il que nous ayons le droit de le faire.



[1] Association internationale des bibliothèques, archives et centres de documentation musicaux (cf. <http://www.aibm.info>/)

[2] Disponible à la commande sur le site de l’AIBM France, voir note ci-dessus.

[3] Dominique Hausfater : « Une cartographie des fonds musicaux en France », Bulletin des bibliothèques de France, t. 47, n° 2, pp. 23-27, Paris, 2002. <www.enssib.fr/bbf/bbf-2002-2/03-hausfater.pdf>

[4] Institut de recherche et de coordination acoustique/musique, <www.ircam.fr>.

[5] Centre d’information et de documentation/recherche musicale, créé en 1982 par le compositeur et philosophe Hugues Dufourt

[6] Bernard Stiegler et al. « The IRCAM Digital Sound Archive in Context ». DigiCULT.info n° 6, décembre 2003. <http://mediatheque.ircam.fr/articles/textes/Stiegler03a/>

[7] Site <mediatheque.ircam.fr>, qui comprend, outre l’accès aux contenus, des articles sur l’infrastructure elle-même dans la rubrique « Articles/bibliothéconomie ».

[8] Le terminal à écran plasma plat Plato IV développé dans les années 70 offrait déjà toutes les fonctionnalités que l’on attend aujourd’hui (texte, image, son, rétroprojection, interaction…) mais dans un système fortement spécialisé.

[9] Afin de sécuriser les documents locaux.

[10] Les autres liens (vers les notices biographiques, par exemple) sont rajoutés au niveau de l’interface et non pas de la notice.

[11] Voir la communication d’Alain Maulny de la MRT sur ce programme, disponible en ligne à l’adresse : <ethnomusicologie.free.fr/jetu-docs-pdf/jetu03-maulny.pdf>

[12] Cf. le site <xtogen.tech.fr/>

[13] Cf. le site <adnx.org/sdx/>

[14] Cf. le site <www.dublincore.org/>

[15] Cf. le site <www.openarchives.org/>

[16] Hébergement de la famille des sites ISMIR (<www.ismir.net>) et de la liste de communication électronique (music-ir) ; accueil et organisation de la conférence ISMIR 2002 ; nombreuses activités de recherche propre dans le cadre de projets européens…

[17] On peut parfois en douter. Cf. Michel Fingerhut : « La numérithèque entre réalités et fantasmes », Livres Hebdo, n° 381, pp. 80-84, 12 mai 2000. <mediatheque.ircam.fr/articles/textes/Fingerhut00b/>